Résumé

Cet article examine l’assassinat du président rwandais Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994 à travers le prisme de l’analyse stratégique, démontrant l’asymétrie des intérêts entre le Front patriotique rwandais (FPR) et les extrémistes hutu.

Alors que les extrémistes hutu, bénéficiaires du statu quo des accords d’Arusha, n’avaient aucun gain à déclencher un chaos incontrôlable menant à leur défaite militaire, le FPR tirait un avantage décisif de cet acte : relancer la guerre civile sous couvert de massacres, exploiter la supériorité de l’armée patriotique rwandaise (APR) et contourner les contraintes politiques d’un partage du pouvoir.

Basée sur une analyse du contexte pré-attentat, des sources primaires (témoignages, rapports onusiens) et secondaires (ouvrages d’historiens comme Alison Des Forges et Roméo Dallaire), cette étude challenge les narratifs dominants et invite à une réévaluation impartiale des responsabilités.

Mots-clés : Génocide rwandais, stratégie militaire, accords d’Arusha, FPR, extrémistes hutu, assassinat Habyarimana.

Introduction

La stratégie, telle que définie par Carl von Clausewitz dans De la guerre (1832), est « l’art de mobiliser les moyens les plus adaptés pour permettre à une partie engagée dans un conflit de volontés d’atteindre un ou plusieurs objectifs politiques »

Elle vise à générer, par des changements contrôlés d’état de choses, un contexte favorable à l’état final recherché, en tenant compte des coûts et des risques.

Appliquée à l’assassinat du président Habyarimana – abattu par deux missiles sol-air lors de l’atterrissage de son avion à Kigali –, cette lentille analytique révèle une asymétrie flagrante : un « prérequis indispensable » pour le FPR, mais un « suicide politique » pour les extrémistes hutu

Pour évaluer cet intérêt stratégique, il convient de se placer à la veille de l’événement (début avril 1994) et d’anticiper les conséquences immédiates : un déclenchement quasi certain de massacres généralisés, comme l’avait prédit Paul Kagame au général Roméo Dallaire quatre jours plus tôt.

Dans J’ai serré la main du diable (2003), Dallaire évoque les propos de Paul Kagame :

« Jamais je ne l’avais vu aussi sombre. Il a simplement ajouté que nous étions à la veille d’un cataclysme et qu’une fois enclenché, aucun moyen ne permettrait de le contrôler »

Ce « cataclysme », anticipé par toutes les parties (FPR, gouvernement hutu, opposition modérée), renvoie aux risques d’escalade violente inhérents à un attentat contre le chef d’État hutu.

Ainsi, l’analyse stratégique de l’assassinat se concentre sur l’ « utilité » des massacres subséquents – la « fureur génocidaire » – pour chaque camp.

En quoi servaient-ils les agendas des extrémistes hutu, et en quoi leur absence aurait-elle limiter leur perte de pouvoir ?

Cette interrogation, ancrée dans le contexte de début 1994, est explorée ci-après à travers quatre sections : cadre théorique, contexte historique, intérêt pour le FPR et absence d’intérêt pour les extrémistes hutu.

Cadre théorique : La stratégie comme art de la guerre politique

La théorie stratégique, de Sun Tzu à Liddell Hart en passant par le général Beaufre, postule que les tactiques (comme un assassinat) doivent aligner moyens et fins, en minimisant les coûts imprévus

Au Rwanda, le conflit opposait deux visions : celle du FPR, axée sur la conquête totale via une supériorité militaire (invasion de 1990, offensive de 1993) et une légitimité internationale (retour des réfugiés tutsi) ; celle des extrémistes hutu, centrée sur la préservation d’un régime patrimonial via la « Hutu Power » et la marginalisation des Tutsi.

L’attentat, en tant que « choc asymétrique », devait catalyser une violence ethnique prévisible mais incontrôlable, comme l’illustre la littérature sur les « génocides par procuration » (Straus, 2006).

Les acteurs savaient que l’assassinat d’Habyarimana – perçu comme une trahison tutsi – légitimerait une escalade, contrairement aux massacres antérieurs (février 1993 ou assassinat burundais d’octobre 1993)

L’évaluation repose donc sur une matrice coûts-bénéfices : militaire (capacités de l’APR vs. FAR), politique (Arusha et coalitions) et internationale (ONU, France).

Contexte historique : L’offensive du FPR de février 1993 et la reconfiguration politique

L’offensive surprise du FPR le 8 février 1993 marque un pivot. Militairement victorieuse – avec des avancées jusqu’à Ruhengeri et des massacres massifs de civils hutu, elle provoque un exode d’un million de réfugiés hutu vers Kigali et endommage des infrastructures civiles, comme la centrale de Ntaruka

Politiquement, c’est un désastre pour le FPR, comme l’analyse Alison Des Forges dans Aucun témoin ne doit survivre (1999) : « L’initiative du FPR fut une réussite sur le plan militaire, mais beaucoup moins du point de vue politique. Le MDR, le PSD et le PL, qui collaboraient plus ou moins avec succès avec le FPR depuis mai 1992, se sentirent trahis par la reprise soudaine des combats.

[…]

Les organisations rwandaises et internationales de défense des droits de l’homme portent des accusations crédibles contre le FPR : elles affirment que les membres de ce mouvement avaient assassiné au moins huit responsables gouvernementaux rwandais et leurs familles, qu’ils avaient exécuté une cinquantaine de partisans présumés du MRND.

[…]

La révélation de ces exactions suscita, tant chez les Rwandais que chez les étrangers, un désenchantement quant aux méthodes et aux objectifs du FPR »

Cette offensive érode l’image du FPR comme « libérateur » des Tutsi exilés, favorisée par la coalition gouvernementale. Les Forces démocratiques pour le changement (FDC) – MDR (branche pro-paix de Faustin Twagiramungu), PSD (opposition modérée), PL et PDC, unis contre le MRND depuis 1992 – se fracturent.

La configuration passe d’un triptyque (MRND, FDC, FPR) à une bipolarité : pro-FPR minoritaires, anti-FPR majoritaires

Arusha offre au FPR des gains tactiques : retrait français (Opération Noroît, seul frein à la conquête en 1993) et déploiement de 600 soldats APR au CND à Kigali.

Le général James Kabarebe, témoigne en février 2023 à l’occasion du Festival de la Jeunesse :

« Le jour de leur arrivée au CND, ces 600 soldats choisirent de ne pas s’installer dans un hôtel, mais au lieu de cela, ils creusèrent des tranchées défensives autour du bâtiment de l’hôtel. Il existe une image particulière capturant ces soldats alors qu’ils entraient à Kigali depuis Ngondore à Mulindi, où Son Excellence le Président de la République leur avait fait ses adieux et les avait informés de ce qui les attendait »

Ce positionnement prépare la conquête, confirmant la supériorité APR démontrée en 1993, stoppée uniquement par l’opération Noroit contre laquelle l’APR est impuissante.

Cependant, les accords d’Arusha (août 1993), instaurent un pouvoir partagé. Et sans majorité viable, le FPR est conscient qu’à terme, il ne peut être relégué qu’à une position subalterne

À la veille de l’attentat, le respect d’Arusha ne peuvent donc pas permettre au FPR de conquérir politiquement le pouvoir, mais ses atouts militaires (entraînement ougandais, logistique), le départ des français et l’installation d’un contingent de 600 soldats en plein coeur de Kigali, lui assurent une victoire en cas de reprise des hostilités

L’intérêt stratégique immense de l’assassinat pour le FPR : Un catalyseur pour la reprise de la guerre

Pour le FPR, l’assassinat est un levier décisif, alignant tactique et fin : relancer la guerre sous prétexte défensif, exploiter le chaos génocidaire pour une conquête fulgurante.

Arusha, bien que contraignant, avait neutralisé l’obstacle français et implanté une tête de pont à Kigali, mais bloquait l’accès au pouvoir exclusif.

L’offensive de 1993 avait prouvé la vulnérabilité des FAR.  L’attentat ne pouvait que déclencher les massacres et fournir une justification à l’APR pour reprendre les combats sans violer le cessez-le-feu.

La logique stratégique pointe Kagame comme ordonnateur de l’attentat, motivé par le refus d’un partage diluant l’influence tutsi.

Il convient de rappeler que les massacres de 1993 ainsi que l’assassinat de Ndadaye n’avaient pas escaladé en génocide et qu’il fallait un choc d’une intensité exceptionnelle comme l’assassinat du Président Habyarimana, symbole hutu par excellence, pour provoquer un sentiment de  « trahison tutsi » à même de déclencher la fureur génocidaire et la reprise subséquente de la guerre.

Le refus d’accepter le moindre cessez le feu ou d’imposer des conditions irréalisables – ce qui revient au même -, confirma l’intérêt stratégique des massacres qui permettaient au FPR de s’engager définitivement dans la guerre civile.

Il faut rappeler qu’après l’attentat contre le président Habyarimana, le FPR subordonna tout cessez-le-feu à des conditions impossibles, comme l’arrêt immédiat des massacres – moralement légitime en surface, mais irréaliste dans le chaos d’une guerre civile où les exactions hutu étaient une réponse à l’offensive de l’APR.

Exiger la fin des tueries sans stopper le conflit armé créait une impasse inextricable, les deux phénomènes étant indissociables. Le FPR savait que les FAR ne pouvaient s’engager sur deux fronts simultanément.

Militairement, l’APR avancera de 100 km dans les 48 heures suivant l’attentat, profitant de la désorganisation hutu. Ainsi, l’assassinat transformera une position tactique (Arusha) en une victoires stratégique totale en 100 jours.

L’absence totale d’intérêt stratégique pour les extrémistes hutu : Un suicide politique

Pour l’Akazu putative, l’attentat est irrationnel : un risque suicidaire amplifiant leurs vulnérabilités. Politiquement, Arusha, malgré ses contraintes, préservait leur emprise à travers le maintien d’une majorité MRND et la préservation des FAR.

L’improvisation post-attentat contredit un « coup d’État » prémédité : Bagosora instaure un Comité de salut public chaotique, sans plan de gouvernance (pas de succession claire, impréparation totale…).

Les extrémistes n’avaient à l’évidence pas conçu de plan de capitalisation sur le chaos généré.

L’Akazu putative, même affaiblie par la libéralisation économique, n’avait d’intérêt qu’à temporiser et non à s’auto-détruire.

Conclusion : Une asymétrie stratégique et ses implications

L’assassinat d’Habyarimana offrait aux extrémistes hutu un abîme : violence incontrôlable, épuisement et victoire FPR inévitable.

Au contraire pour le FPR, c’était un levier décisif : justification de la reprise de la guerre, chaos exploité pour conquête. Cette asymétrie évidente invite à repenser les attributions de responsabilités au-delà des biais médiatiques, via une analyse stratégique impartiale.

Références

  • Dallaire, R. (2003). J’ai serré la main du diable. Libre Expression.
  • Des Forges, A. (1999). Aucun témoin ne doit survivre. Human Rights Watch.
  • Prunier, G. (1995). The Rwanda Crisis. Hurst.
  • Straus, S. (2006). The Order of Genocide. Cornell University Press.
  • Von Clausewitz, C. (1832). De la guerre. Éditions Champ Libre.
  • W. J. Rugamba (2024). James Kabarebes Selected Public Speeches. Independent publishing house, LivenBooks,