Les événements de 1959-1963, souvent qualifiés à tort de « révolution sociale », révèlent comment les extrémistes tutsi et hutu, qu’ils soient de l’aristocratie tutsi, des leaders hutu du nord ou du centre/sud, ont pris les populations en otage pour servir des intérêts égoïstes.
Cette période, loin d’être une simple lutte pour la justice sociale, a marqué une radicalisation ethnique orchestrée par les élites, au détriment des masses paysannes hutu, tutsi et twa.
Les dynamiques de cette époque ont eu des répercussions profondes, culminant dans le génocide de 1994, où des schémas similaires d’instrumentalisation et de violence se sont reproduits avec une intensité tragique.
Projections occidentales et déformations historiques
L’histoire rwandaise a souvent été interprétée à travers des catégories occidentales inadaptées, projetant sur des réalités complexes des schémas simplistes comme celui de la lutte des classes.
De même, la monarchie tutsi avait l’habitude, à travers les récits traditionnels, de réécrire l’histoire pour la conformer à des conceptions cycliques glorifiant son pouvoir et pour répondre aux besoins politiques du moment.
Depuis 1959, la mémoire s’est ethnicisée et chaque groupe se dispute le privilège de détenir la vérité, l’histoire étant censée départager les bons des mauvais suivant l’appartenance ethnique.
Aujourd’hui si l’on devait, à titre heuristique, appliquer des catégories françaises aux événements de 1959-1963, on pourrait parler d’une confrontation entre une « révolution bourgeoise » hutu, portée par une élite émergente frustrée par les inégalités coloniales, et une « contre-révolution aristocratique » tutsi, défendant ses privilèges.
Cette analogie ne doit cependant pas masquer la centralité de la manipulation ethnique et des intérêts égoïstes des élites des deux camps.
Comme l’a écrit assez honnêtement l’historien rwandais Paul Rutayisire, malgré les contraintes narratives imposées par le contexte de l’État policier rwandais, « les paysans, manipulés et victimes des violences, n’ont jamais vu les promesses d’égalité ou de justice se réaliser, illustrant le cynisme des élites des deux camps ».
Cette observation, tirée de sa contribution à l’ouvrage collectif rwandais intitulé L’Histoire du Rwanda des origines jusqu’à la fin du XXe siècle (Huye 2011), met en lumière la trahison des aspirations populaires par des leaders opportunistes.
(Source : Histoire du Rwanda : 2011, Commission Nationale pour l’Unité et la Réconciliation (CNUR ) – Université Nationale du Rwanda (UNR ) : histoiredurwanda2011.pdf )
Contexte initial : des relations interethniques pacifiques
Avant la révolte de 1959, comme le note Rutayisire, « lorsque la révolte a éclaté, les relations interethniques étaient encore normales, du moins parmi les masses populaires : il n’y avait ni manifestation de haine, ni animosité, ni élimination physique ».
Il y avait juste des revendications sociales légitimes.
Cette coexistence pacifique parfois perturbée pendant la période précoloniale (XIXe) contrastait avec les tensions croissantes au sein des élites, exacerbées par le système colonial belge, qui avait renforcé le pouvoir de l’aristocratie tutsi tout en marginalisant les Hutu et les Twa.
La révolte, initialement motivée par des griefs sociaux et économiques, fut détournée par des acteurs clés vers un conflit ethnique.
Les protagonistes et leur rôle dans la radicalisation
Trois acteurs principaux ont contribué à transformer ce que cet historien qualifie de « jacquerie » en un mouvement ethnique destructeur :
L’aristocratie tutsi : Alliée au pouvoir colonial, l’élite tutsi a cherché à préserver ses privilèges face à la contestation croissante des couches sociales opprimées, majoritairement hutu.
Ignorant les revendications légitimes pour des réformes sociales et économiques, elle a adopté une posture défensive.
Cette attitude a attisé le ressentiment populaire, offrant un prétexte aux leaders hutu pour mobiliser les masses contre l’ensemble des Tutsi, y compris les paysans tutsi qui ne partageaient pas les privilèges de l’aristocratie.
Les leaders hutu : Frustrés par le monopole tutsi sur l’administration et l’économie, les leaders hutu ont focalisé leur programme politique sur les inégalités ethniques, transformant des revendications sociales en une lutte anti-tutsi.
Cependant, leurs motivations et stratégies différaient selon leur région d’origine :
- Hutu du nord : protestation conservatrice : Les leaders hutu du nord, issus des grands clans d’abakonde (chefs lignagers traditionnels), ont adopté une approche nostalgique d’un ordre social pré-tutsi. Leur protestation s’est cristallisée autour d’un conflit de clientélisme : ils s’opposaient au système des « bagererwa politiques » (clients tutsi liés au pouvoir colonial) au profit des « bagererwa traditionnels » dépendant des abakonde. Leur objectif était moins de réduire les charges coloniales (corvées, impôts) que de restaurer une hiérarchie clanique et lignagère, réhabilitant les traditions régionales au détriment des Tutsi.
- Hutu du centre/sud : protestation égalitaire : Les leaders hutu du centre et du sud ont adopté un discours plus égalitaire, s’attaquant à la structure monarchique tutsi et aux injustices coloniales. Leur critique visait le système féodal imposé par la monarchie et soutenu par les Belges, promettant une société plus équitable. Cependant, leur focalisation sur l’élimination de la classe Tutsi supérieure des positions d’influence a détourné leur programme vers une rhétorique anti-tutsi, convergeant avec celle du nord.
La tutelle belge : Disposant des moyens d’intervention nécessaires, la tutelle coloniale belge a échoué à orienter le Rwanda vers des réformes inclusives. Elle prit parti pour les Hutu pour briser une certaine forme de reliquat de féodalité mais également pour s’assurer du soutien post-colonial d’un groupe destiné à demeurer électoralement majoritaire.
En assimilant les intérêts de la masse paysanne à ceux de la bourgeoisie émergente hutu, elle a conféré une homogénéité artificielle à la « masse hutu », lui attribuant un degré de conscience politique qu’elle n’avait pas.
En structurant la révolte autour d’une idéologie identitaire cachée derrière des promesses d’égalité et de liberté, la tutelle a contribué à compromettre la coexistence pacifique entre Hutu et Tutsi.
Instrumentalisation des masses et radicalisation ethnique
Les masses paysannes (hutu, tutsi et twa) ont été les principales victimes de cette radicalisation.
Manipulées par les discours des leaders hutu et les représailles orchestrées par les extrémistes tutsi, elles ont été entraînées dans un cycle de violence sans bénéficier des réformes promises.
Les paysans hutu, séduits par les promesses d’égalité, ont été poussés à commettre des actes de violence contre les Tutsi, tandis que les paysans tutsi, n’ayant jamais bénéficié des privilèges de l’aristocratie tutsi, ont subi expulsions et persécutions.
Les Twa, marginalisés, largement ignorés, ont également souffert de l’instabilité.
Les violences post-1959 et les attaques des Inyenzi
La « révolution » de 1959-1963 a ouvert la voie à une série de violences, notamment avec l’émergence des Inyenzi (terme signifiant « cafards », utilisé pour désigner les combattants tutsi exilés).
Ces groupes, formés par des Tutsi chassés du Rwanda, ont mené des attaques contre le nouveau gouvernement hutu à partir de 1961, cherchant à déstabiliser le régime et à reconquérir le pouvoir.
Ces actions ont exacerbé les tensions ethniques et entraîné des représailles contre les Tutsi restés au Rwanda.
Trois types d’attaques Inyenzi peuvent être distingués :
- Actions commandos ciblées : Des opérations précises, comme l’attaque du 22 décembre 1961 ou celle d’avril 1962, visaient des objectifs stratégiques pour affaiblir le gouvernement.
- Petites incursions frontalières : Depuis 1961, des raids, notamment dans la préfecture de Byumba, visaient à voler du bétail ou à semer l’insécurité. En mars 1962, le gouvernement rwandais a répondu par des représailles massives, tuant environ un millier de Tutsi et de Hutu membres de l’UNAR (Union Nationale Rwandaise, parti pro-tutsi) à Byumba.
- Grandes offensives : Des attaques d’envergure, comme celle des Volcans (juillet 1962, partie de Goma avec 80 à 100 combattants) ou celle du Bugesera (décembre 1963, venue du Burundi), cherchaient à établir des bases pour des opérations ultérieures. Ces offensives, souvent mal préparées, ont été facilement repoussées par l’armée rwandaise, mais elles ont provoqué des représailles brutales contre les Tutsi de l’intérieur, accusés de complicité.
L’UNAR, à travers son aile intérieure plus modérée, a tenté de se distancier de ces violences.
En juillet 1962, elle a déclaré officiellement condamner le « terrorisme » des Inyenzi, assurant son soutien au gouvernement dans la lutte contre ces attaques.
Cependant, l’aile extérieure de l’UNAR, en exil, a continué à encourager les raids, prenant ainsi la population tutsi de l’intérieur en otage.
Les représailles gouvernementales, indiscriminées, ont renforcé la perception des Tutsi comme une menace, alimentant un cycle de violence.
Échos dans les années 1990 : une répétition tragique
Les dynamiques de manipulation et de radicalisation observées en 1959-1963 se sont répétées avec une violence accrue dans les années 1990, culminant dans le génocide de 1994.
En octobre 1990, le Front Patriotique Rwandais (FPR), dirigé par Paul Kagame composé majoritairement de Tutsi exilés, provoqua une guerre civile amplifiant en termes de massacres les tactiques utilisées par Inyenzi des années 60 : assassinats ciblés, infiltrations, opérations « false flag » et massacres de civils hutu pour semer le chaos.
En février 1993, dans les régions de Byumba et Ruhengeri, environ 40 000 civils hutu furent massacrés par le FPR, provoquant l’exode d’un million de réfugiés vers Kigali.
(Sources : spanish_indictment.pdf , archives-tpir-rwanda.pdf )
Ces réfugiés, témoins de tortures et de massacres, en racontant les massacres et les horreurs auxquels ils avaient assistés, alimentèrent la méfiance envers le FPR et les Tutsi de l’intérieur, lesquels furent assimilés par une minorité de Hutu à des sympathisants du FPR.
À partir de ce moment, les programmes d’autodéfense civile et les Interahamwe, qui étaient jusqu’alors peu centralisés et peu structurés, prirent de l’ampleur et commencèrent à s’organiser.
Auditionnée par la juridiction d’appel du TPIR, la principale experte témoin auprès du TPIR, Alison Des Forges, s’exprima en ces termes :
« Tout en voyant l’existence d’un plan de façon claire, je n’ai aucune façon, aucune manière d’établir que les personnes qui ont participé à ce plan avaient l’intention de commettre un génocide et de… »
« Et, en fait, je suppose même que certaines n’avaient pas cette intention.
Question : Donc, Madame, vous pensez que des personnes ont pu participer à cette planification du génocide de manière non intentionnelle ; est-ce que j’ai bien compris ?
Réponse : Sauf dans le sens où je ne dirais pas que ceux qui ont participé sans intention de commettre le génocide étaient des gens qui participaient à un plan génocidaire.
Parce que, si l’on doit essayer de voir les caractéristiques pour la définition de ce crime, il faut qu’il y ait intention consciente de la part des participants ou des auteurs.
Et donc, je ne tirerais pas ce type de conclusion, je dirais plutôt qu’il s’agissait de personnes – ou qu’il est possible qu’il se soit agi de personnes – qui ont participé à la planification d’un programme d’autodéfense civile avant le 6 avril, et dont l’intention n’était pas nécessairement de commettre un génocide.
Parce que je n’ai aucun moyen de savoir ou de prouver qu’il y avait une intention génocidaire de la part de chacune de ces personnes. »
En fait ce que veut dire Alison Des Forges, c’est que ce la planification porta sur l’établissement d’un programme d’autodéfense civile et non pas sur le génocide des tutsi per se.
L’idéologie génocidaire contamina ce programme vraisemblablement après les massacres de masse perpétrés par l’APR en février 1993.
La dérive génocidaire du programme d’autodéfense civile ne fut évidemment pas planifiée mais prévisible puisque Kagame déclara lui même à Roméo Dallaire le 2 avril 1994 :
« nous sommes à la veille d’un cataclysme et qu’une fois enclenché, aucun moyen ne permettra de le contrôler. »
D’ailleurs dans les premiers jours qui suivirent la mort du Président Hutu, les milices extrémistes hutu procédèrent à l’élimination de hutu supposés sympathisants du FPR sur la base de listes nominatives, ce qui démontre que l’idéologie de la cinquième colonne fut la matrice idéologique des massacres.
Une présomption irréfragable d’appartenance des tutsi de l’intérieur à cette cinquième colonne vint donner à ce programme d’autodéfense une tournure génocidaire.
L’attentat du 6 avril 1994, vraisemblablement commandité par le FPR, comme l’étayent de nombreux témoignages et un quasi-aveu de Paul Kagame, qui coûta la vie au président rwandais Juvénal Habyarimana, servit d’étincelle et déclencha la fureur génocidaire contre les tutsi considéré en bloc comme la cinquième colonne de l’APR.
Comme l’affirme le professeur Alan J. Kuperman, le FPR anticipait un génocide mais le considérait comme un coût acceptable pour conquérir le pouvoir.
Un analyste avisé écrit : « Pour le FPR, les Tutsis de l’intérieur étaient des otages au service de sa cause. Leurs massacres, déclenchés par ses attaques et les massacres de hutu qui les accompagnaient, servaient sa propagande. »
Conclusion
Les événements de 1959-1963 et leur prolongement dans les années 1990 illustrent une tragique constante : les extrémistes tutsi et hutu, qu’ils soient aristocrates tutsi défendant leurs privilèges, ou, 25 ans plus tard, membres du FPR exilés en Ouganda, ou leaders hutu du nord poursuivant une restauration clanique, ou leaders hutu du centre/sud promettant une égalité illusoire, ont systématiquement instrumentalisé les masses pour des gains égoïstes.
Cette instrumentalisation a causé le génocide de 700 000 Tutsi de l’intérieur, de centaines de milliers de civils hutu non génocidaires à la fois au Rwanda et au Congo, sans parler des millions de morts congolais générés par la stratégie mortifère de Paul Kagame.
Cette instrumentalisation et la montée de l’idéologie de la cinquième colonne ainsi que de la crainte d’un retour à une domination tutsi d’avant 1959, comme c’est le cas aujourd’hui avec un FPR dominateur, aura transformé 4 % de la population de hutu en participants directs ou indirects au génocide commis contre les tutsi de l’intérieur.
A coté de cette minorité, 96 % des hutu ne fut pas impliqué de manière directe ou indirecte dans ce génocide.
Certains sauvèrent au risque de leur vie leurs voisins tutsi mais ne furent que très rarement reconnus.
NB : Certains passages correspondent exactement au verbatim de la contribution de Paul Rutayisire