Les termes « valeur » et « dignité humaine » sont devenus des expressions passe-partout, des coquilles vides sur lesquelles chacun projette ses désirs, ses idéaux, ses justifications ou ses rationalisations morbides.
Trop souvent, ils servent d’alibi à des politiques absurdes, voire dangereuses pour notre espèce.
Schopenhauer, avec son mordant habituel, fustigeait déjà l’expression « dignité de l’Homme », popularisée par Kant.
Il y voyait un « schibboleth » brandi par des moralistes dépourvus d’arguments solides, comptant sur l’autosatisfaction du public à se draper dans une telle « dignité » sans jamais en questionner le fondement.
Mais qu’est-ce qu’une valeur ?
Contrairement à une croyance répandue, les valeurs n’existent pas en soi, comme des entités qui flotteraient dans un éther métaphysique.
Elles n’émergent qu’à travers des organismes vivants capables d’évaluer ce qui leur est bénéfique ou nuisible.
Une valeur est donc une propriété relationnelle, toujours dépendante d’un contexte précis et surtout d’un organisme évaluateur.
Pour le dire simplement :
Quelque chose P a de la valeur pour un être B, dans une perspective C, sous des circonstances D, en vue d’un objectif O, et avec un niveau de connaissance N.
Les valeurs s’apparentent ainsi à des propriétés secondaires, comme la couleur, qui n’existe qu’en fonction d’un récepteur.
Affirmer qu’un principe ou un état de choses possède une valeur « objective » au sens ontologique est une grossière erreur.
La seule objectivité possible relève de l’épistémologie, c’est-à-dire de la capacité à établir des consensus sur ce qui est bénéfique ou nuisible pour l’humanité, dans des conditions données.
Reconnaître le relativisme ontologique des valeurs – leur dépendance à un sujet évaluateur – ne signifie donc pas sombrer dans un relativisme épistémologique.
Les êtres humains, partageant une même biologie et des besoins fondamentaux, peuvent converger vers des évaluations communes.
Certaines valeurs, contextuelles, varient selon les circonstances ; d’autres, universelles, transcendent les différences culturelles ou historiques.
Par exemple, la survie, la santé, la sécurité sont des besoins primaires ou secondaires qui fondent des valeurs universelles, car elles concernent tous les membres de l’espèce humaine.
À l’inverse, l’idée d’une « dignité » ou de « valeurs » imposées comme des absolus, souvent invoquées pour justifier des actions violentes ou oppressives, ne résiste pas à l’examen.
L’histoire montre que ces notions n’ont jamais empêché les conquêtes, l’exploitation ou les massacres, même de la part de ceux qui s’en réclamaient.
Le pragmatisme, en revanche, nous invite à considérer que le progrès réside dans la capacité de chacun à tirer le meilleur parti de cette unique vie terrestre, tout en aidant les autres à faire de même.
Selon Bunge avec lequel je suis d’accord, si X représente une chose, une propriété d’une chose ou un processus à l’intérieur d’une chose et C une circonstance (naturelle, sociale…), alors X peut être considéré comme :
- Une valeur primaire pour tout les membres de l’espèce humaine si X contribue à satisfaire au moins à un besoin primaire (accès à l’eau, la nourriture…) de tous les membres de l’espèce considérée dans les circonstances C – la satisfaction de ce besoin primaire étant nécessaire pour rester en vie – (valeur universelle d’un point de vue épistémologique)
- Une valeur secondaire pour tout les membres de l’espèce humaine si X contribue à satisfaire au moins à un besoin secondaire de tous les membres de l’espèce considérée dans les circonstances C – la satisfaction de ce besoin secondaire étant nécessaire pour se maintenir en bonne santé ou pour guérir. (Valeur universelle d’un point de vue épistémologique)
- Une valeur tertiaire pour certains membres d’une espèce dans les circonstance C lorsque la chose, la propriété de la chose ou le processus à l’intérieur de la chose contribue à satisfaire au moins un intérêt légitime, des aspirations de certains membres de l’espèce dans les circonstance C, l’intérêt étant défini comme légitime si sa satisfaction ne porte pas atteinte à la satisfaction des besoins primaires et secondaires d’autres membres de l’espèce.
Karl Popper, lui, nous rappelle une vérité essentielle :
« Plutôt que lutter contre des valeurs dites supérieures, l’homme politique devrait se contenter de combattre les maux existants et de réduire les malheurs évitables ».
En adoptant la terminologie de l’immense Mario Bunge, on comprend que toute tentative d’imposer des valeurs devient illégitime dès lors qu’elle sacrifie les besoins primaires ou secondaires d’autrui, ce que le mouvement néoconservateur américain a toujours eu de la peine à comprendre.
Prenons un exemple brûlant : la guerre en Ukraine.
Lorsqu’elle est justifiée au nom de « valeurs » – démocratie, souveraineté, liberté –, finit paradoxalement par piétiner les valeurs primaires les plus fondamentales : la vie, la sécurité, la paix.
Cette inversion tragique caractérise notre époque.
Nous élevons des désirs ou des intérêts, souvent illégitimes au sens de Bunge, au rang de « valeurs supérieures », tout en reléguant les besoins vitaux – nourriture, abri, santé – au second plan.
Notre époque a réellement inversé les valeurs, en refusant de voir dans les valeurs primaires des valeurs supérieures et en voyant dans des intérêts, des aspirations et des désirs idiosyncratiques, des valeurs supérieures.
Il est temps de revenir à une éthique pragmatique, ancrée dans la biologie et la raison.
Les valeurs ne sont pas des idoles à vénérer, mais des outils au service de la vie.
C’est seulement en cessant de sacraliser des abstractions, que nous pourrons recentrer nos efforts sur ce qui compte vraiment : permettre à chaque être humain de vivre, de prospérer et de contribuer au bien commun, dans le respect des besoins fondamentaux de tous.