Avant d’aborder cette question, il convient de faire une petite incursion dans le domaine de la philosophie des sciences et de s’intéresser à la pensée de Paul Feyerabend.
Ce philosophe affirmait que « les théories nouvelles n’étaient jamais acceptées pour avoir respecté une démarche scientifique, mais parce que ceux qui les soutenaient s’étaient servis de toutes les astuces possibles pour faire avancer leur cause, qu’il s’agisse d’arguments rationnels, d’artifices rhétoriques ou de pure propagande ».
Ainsi, pour Feyerabend, le triomphe d’une théorie repose avant tout sur l’investissement de ses défenseurs, sur la qualité de leur propagande, leur ténacité, leur capacité à mobiliser des ressources, plutôt que sur sa conformité à une méthode ou sa valeur intrinsèque.
De ce fait, même dans les sciences humaines et sociales, ce n’est pas toujours la thèse la plus rigoureuse qui s’impose, mais celle qui est défendue avec le plus d’énergie.
Une fois qu’une théorie s’impose, comme celle censée expliquer les causes du génocide des Tutsi et des Hutu perçus comme la 5ᵉ colonne de l’APR, l’ensemble du discours académique s’en trouve coloré.
Ainsi, la majorité des articles académiques s’inscrit dans une trame préconçue, constituée d’un noyau dur de scripts protégés par une ceinture de scripts auxiliaires.
Rappelons à cet égard que pour imposer certains scripts composant le noyau dur de la trame édifiée par le FPR, ce dernier eut parfois recours à l’assassinat de témoins.
C’est ce qui arriva en 2005 à Juvénal Uwilingiyimana, ancien ministre rwandais, invité à témoigner devant le TPIR sur l’éventuelle existence de l’Akazu, une cellule secrète censée avoir planifié de longue date le génocide des tutsi.
Le 5 novembre 2005, il s’adressa au procureur du TPIR en ces termes :
« Je ne mentirais pas pour plaire aux enquêteurs et donner du crédit à votre thèse selon laquelle le génocide rwandais a été planifié par le MRND et l’Akazu restreint et élargi.
Je suis prêt à supporter toutes les conséquences telles qu’elles m’ont été précisées par les enquêteurs Tremblay et Delvaux : je serais lynché, écrasé, mon cadavre sera piétiné dans la rue et les chiens me pisseront dessus (propres termes des enquêteurs). »
Le 21 novembre 2005, Juvénal Uwilingiyimana était porté disparu. Le 13 décembre 2005, son corps était retrouvé dans le canal de Charleroi à Bruxelles, pieds et mains coupés.

Cet assassinat qui visait à éviter que la version convenue des causes du génocide soit battue en brèche est à rapprocher des pressions qui furent exercées par les Anglo-Saxons sur le T.P.I.R. afin que le double assassinat ayant déclenché la fureur génocidaire, qui avait pourtant fait l’objet d’un commencement d’enquête (rapport Hourigan) soit exclu de la compétence matérielle de ce tribunal.
Pour le FPR, seul compte le résultat, c’est à dire l’édification d’un certain narratif convenu, et la fin justifie les moyens.
Ainsi, une fois les principaux scripts installés dans le paysage cognitif, l’intégrité de ce noyau dur de scripts et de préconceptions est protégée par l’exploitation de deux phénomènes cognitifs majeurs : l’heuristique de disponibilité et le conformisme social.
Pour cerner correctement le concept de conformité sociale, il faut rappeler les travaux de Solomon Asch, qui ont révélé comment un individu pouvait modifier son jugement sous la pression du groupe.
Asch a montré que, dans une expérience où des participants devaient résoudre seuls, sans connaitre le jugement des autres, un problème assez simple, les erreurs étaient rares.
Lorsque ces mêmes participants étaient exposés à des jugements volontairement erronés de complices de l’expérimentateur, le taux d’erreur dépassait les 30 %.
Autrement dit, la pression sociale poussait un tiers des individus à se tromper, et ce, sur un problème simple. On imagine aisément combien ce chiffre est bien plus grand sur des sujets complexes.
Ce même mécanisme opère dans les sciences humaines : la pression conformiste empêche souvent le chercheur de remettre en question les scripts considérés à tort comme allant de soi, surtout lorsqu’ils appartiennent au noyau dur qu’il trouvera dans la plupart des articles traitant de son sujet.
Un autre biais, le biais de confirmation, constitue une entrave majeure à la critique intellectuelle.
Loin d’être propre au grand public, il est également présent dans le monde académique, où remettre en question les préconceptions dominantes est un exercice difficile.
Et pourtant, dans le domaine des sciences historiques, le révisionnisme méthodologique est une pratique fondamentale du travail des historiens.
Un autre facteur clé dans l’imposition d’un récit est l’appel à l’émotion.
Le discours des victimes a toujours plus de poids qu’une approche strictement scientifique, laquelle sera considérée comme froide, non incarnée, voire même indifférente à la souffrance endurée par les vraies victimes.
Bien que l’agression territoriale perpétrée par FPR du 1er octobre 1990 et le massacre de 40 000 civils hutu suite à l’attaque du 21 janvier 1993 (attaque de Byumba) aient contribué à la diffusion de l’idéologie de la « cinquième colonne », à l’édification d’un programme d’autodéfense civile qui suite au double assassinat dégénéra en un atroce génocide, le FPR s’est auto-attribué le rôle de porte-parole des victimes et de sauveur.
Pourtant comme nous l’expliquons dans un article, 80 % des Tutsi du Rwanda furent exterminés sans que le FPR priorisant la conquête d’un pouvoir sans partage que l’application des accords d’Arusha aurait interdit, n’intervienne pour sauver les tutsi rwandais.
En prétendant incarner la voix des victimes, le FPR a renforcé la portée de son narratif, l’ancrant dans les sphères académiques, journalistiques et politiques, et a mis en place une diplomatie de la culpabilité reposant sur une externalisation extensive des responsabilités du FPR.
Depuis 30 ans, tout article attribuant une part de responsabilité au FPR dans le déclenchement du génocide sera violemment attaqué et censuré et son auteur traité de révisionniste, alors même que le cœur des sciences historiques et l’esprit de la science sont le révisionnisme méthodologique.
Pour étouffer les articles portant grief, le FPR a mis en place une stratégie complète, notamment à travers l’utilisation d’une « armée numérique rwandaise ».
D’un point de vue stratégique, cette approche numérique vise à consolider le pouvoir et à projeter une image positive du régime de Paul Kagame, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
Le Rwanda mise sur une communication bien orchestrée pour vanter ses succès économiques et sociaux post-génocide, tout en minimisant les critiques sur son autoritarisme ou son ingérence dans les conflits régionaux, notamment en RDC.
Mobiliser des citoyens loyalistes, le plus souvent choisis parmi les anciens exilés ougandais – spontanément dévoués ou incités – permet de diffuser des messages alignés sur la vision officielle, tout en donnant l’illusion d’un soutien populaire organique. Cette stratégie permet également de contrer les voix dissidentes.
Sur les réseaux sociaux, cette pratique repose sur l’utilisation de « trolls » ou de « bots » pour amplifier certains discours.
De nombreux observateurs ont noté une présence en ligne très active de comptes soutenant le gouvernement, souvent qualifiée d’ « armée numérique du FPR ».
Ces comptes produisent du contenu, répondent aux critiques et noient les débats sous des messages favorables à Kagame.
Pour l’armée numérique rwandaise, il s’agit en quelque sorte de bâtir une e-réputation capable de recouvrir le réel d’une pratique discursive, souvent en ayant recours à l’astroturfing, par la production de méta-opinions, c’est-à-dire d’opinions implicites ou explicites sur les opinions des infomédiateurs critiques.
Cette stratégie, bien que tactiquement efficace, trahit une insécurité latente du régime face à la critique, notamment internationale.
Si le soutien est aussi unanime qu’affirmé, pourquoi mobiliser une armée numérique pour imposer un narratif ?
Cette dépendance à l’infomédiatisation révèle une fragilité sous-jacente : celle d’un pouvoir condamné à reposer sur la manipulation de l’information et le recours obsessionnel et compulsif à des firmes de relations publiques.
En définitive, la stratégie du FPR consiste à construire une hyperréalité sémantique, au sens de Baudrillard, c’est à dire une représentation sémantique déformée du réel, une pratique discursive sans égard pour le réel, destinée à tuer les parties du réel qui menacent le régime.