Même si la colonisation belge a exacerbé des dissensions déjà existantes entre les Tutsi et les Hutu, un processus radical et accéléré de polarisation s’était déjà développé à la fin du 19ᵉ siècle pendant le règne du roi Rwabugiri.

Ainsi, la projection non nuancée de la responsabilité de la division entre les Tutsi et les Hutu sur le colon belge relève d’une tentative d’externalisation des responsabilités partielles mais bien réelles du royaume rwandais, avant même le début de la colonisation.

En effet, la polarisation des divisions tutsi/hutu à la fin du 19ᵉ siècle au Rwanda est un phénomène complexe qui s’est intensifié sous le règne du roi tutsi Rwabugiri (vers 1860-1895) et qui a marqué une transformation significative des identités précoloniales Twa, Tutsi et Hutu.

Le roi Rwabugiri, un monarque tutsi de la dynastie Nyiginya, est largement reconnu comme une figure clé dans l’histoire précoloniale rwandaise pour avoir renforcé la centralisation politique et militaire du royaume Nyiginya.

Son règne coïncide avec une période d’expansion territoriale agressive et de consolidation du pouvoir, notamment dans les régions périphériques du Rwanda moderne.

Celle-ci a eu des répercussions profondes sur les structures sociales et les identités au sein du royaume.

Avant cette période, les termes « Tutsi » et « Hutu » étaient davantage des marqueurs sociopolitiques fluides, liés à des rôles économiques et à des relations de patronage, plutôt que des catégories ethniques rigides.

Cependant, sous Rwabugiri, ces distinctions ont commencé à se cristalliser en une hiérarchie plus marquée, préparant le terrain pour leur interprétation ethnoraciale ultérieure par les colonisateurs européens.

Des « liens complexes et contestés de clientèle » existaient dès les débuts du royaume Nyiginya, mais sous Rwabugiri, ces relations ont été intensifiées et institutionnalisées.

Le système dit ubuhake, une forme de servitude contractuelle, s’est généralisé : des Tutsi, en tant que patrons, contrôlaient des troupeaux de bétail et accordaient des droits d’usage à des Hutu en échange de services ou de travail agricole.

Ce système a accentué les inégalités socio-économiques et a conféré une dimension plus hiérarchique aux identités tutsi et hutu.

Cette stratification n’était pas nouvelle, mais elle est devenue plus systématique et visible sous Rwabugiri, renforçant l’idée d’une élite tutsi dominant une population hutu subordonnée.

Ce dernier restructura l’administration du royaume en nommant des chefs tutsi loyaux pour gouverner les territoires conquis ou intégrés.

Ces chefs, souvent issus de lignées tutsi, imposèrent des taxes et des corvées (uburetwa) aux populations locales, majoritairement hutu, ce qui accrut les tensions sociales.

« Des divisions entre Tutsi et Hutu sont apparues en grande partie à cause de l’imposition d’une forme quotidienne de servitude par la dynastie tutsi régnante », un processus qui s’est accéléré sous Rwabugiri.

Cette centralisation a également marginalisé les élites Hutu locales dans certaines régions, renforçant la perception d’une domination Tutsi.

L’expansion territoriale sous Rwabugiri, notamment vers le nord (jusqu’au-delà du lac Bunyoni, aujourd’hui en Ouganda), a intégré des populations qui n’étaient pas historiquement sous l’autorité Nyiginya.

Ces groupes, souvent qualifiés de « Hutu » dans les récits oraux, ont été soumis à une autorité tutsi, ce qui a exacerbé les distinctions entre les conquérants tutsi et les populations conquises.

Cette dynamique a contribué à associer les Tutsi à une classe dirigeante militaire et les Hutu à une population soumise, bien que ces catégories restaient encore flexibles par rapport aux interprétations coloniales ultérieures.

Sous Rwabugiri, les identités tutsi et hutu ont subi une « transformation radicale dans les relations sociales et la signification de l’ethnicité ».

Cela s’est traduit par une réduction de la fluidité sociale antérieure : les mariages mixtes et la mobilité entre les catégories sont devenus plus rares, et les termes « Tutsi » et « Hutu » ont commencé à refléter des statuts sociaux plus fixes.

Cette polarisation eut pour conséquence la rigidification des identités : À la fin du 19ᵉ siècle, les termes « Tutsi » et « Hutu » ont commencé à perdre leur caractère polyvalent pour devenir des marqueurs d’appartenance sociale et politique plus rigides.

Sous Rwabugiri, ces stéréotypes (Tutsi = pasteurs, Hutu = agriculteurs) ont pris plus de poids, bien que toujours dans un cadre politique plutôt qu’ethnique au sens moderne.

Cette polarisation a facilité l’interprétation ethnoraciale des colonisateurs belges, qui ont amplifié et figé ces distinctions s’appuyant sur l’hypothèse hamitique.

Les Tutsi furent perçus comme une élite « hamitique » supérieure, et les Hutu relégués au statut de « Bantous » inférieurs, un schéma qui s’appuyait sur les hiérarchies existantes sous Rwabugiri.

En conclusion, la polarisation ethnique de la fin du 19ᵉ siècle sous Rwabugiri a marqué un tournant dans l’histoire précoloniale rwandaise, transformant les identités Tutsi et Hutu d’indicateurs sociopolitiques fluides en catégories plus hiérarchiques et opposées.

Elle s’est manifestée par un renforcement des relations de clientèle, une centralisation politique sous une élite tutsi, et une expansion militaire qui a exacerbé les inégalités sociales.

Ce processus a jeté les bases des divisions ethnoraciales du 20ᵉ siècle qui furent entretenues et accentuées par le processus de colonisation.

Sources : Giblin, John. (2015). Political and Theoretical Problems for the Archaeological Identification of Precolonial Twa, Tutsi, and Hutu in Rwanda.