Les conceptions historicistes selon lesquelles il existerait des lois régissant le cours des évènements, les changements d’État, les révolutions… sont mauvaises conseillères pour celui qui veut faire de la prospective, des prévisions.

Pour Gaston Berger, chercher « l’inspiration dans une simple évocation du passé » est une erreur. Il n’existe pas de modèles à découvrir dans le passé mais tout au plus quelques éléments permanents et quelques règles.

Selon l’auteur de cet article, Hegel et sa dialectique relèvent de la superstition, d’une philosophie peu évoluée qui ne s’encombre pas du réel.

Pour ce promoteur du nationalisme prussien, « nous devrions chercher dans l’histoire un but universel, le but final du monde » et l’histoire universelle serait « l’image de l’œuvre de la raison ».[1]

Malheureusement les personnes dogmatiques sont souvent sous l’emprise de cette croyance en une dialectique de l’histoire qui aboutirait à une progression de la pensée, au succès.

Puisant dans la philosophie hégélienne, ils auront tendance à voir dans chaque théorie nouvelle le résultat de la confrontation entre la pensée collective et la matière fournie par l’histoire.

Un schème conceptuel sous-jacent puissant incitera à penser que la production d’une idée nouvelle sera le résultat d’un processus dialectique évolutionniste du type « thèse, antithèse, synthèse », la synthèse obtenue faisant ensuite l’objet d’une confrontation avec la thèse contraire pour produire à nouveau une nouvelle synthèse, la répétition de ce processus devant conduire à la constitution d’une série de théories censée s’affiner à chaque transformation pour tenter de serrer le réel au plus près.

L’examen du réel justement montre que rien n’est plus faux.

L’hégélianisme que Soren Kierkegaard qualifiait de « brillant esprit de pourriture » développa une superstition de plus, celle du progrès entretenu par la confusion entre le progrès de l’esprit humain et le progrès technique hypervisible.

Pour le grand théologien Karl Barth, le culte du succès dans l’histoire est incompatible avec l’esprit du christianisme.[2]

L’activisme contemporain nous le démontre, ce qui propulse une théorie dans le répertoire culturel voire dans le répertoire hégémonique, n’est pas sa valeur intrinsèque, mais l’énergie que ses promoteurs auront déployée pour générer de l’hypervisibilité et de la disponibilité.

Ainsi, la saturation académique d’une idée, après ouverture de la fenêtre d’Overton, puis la saturation médiatique auront pour effet d’installer des théories le plus souvent normatives dans le paysage cognitif d’une population donnée.

Comme le dit en substance Paul Feyerabend, une théorie nouvelle sera parfois considérée comme un vecteur de progrès, pour la simple raison que la théorie nouvelle censée représenter le « progrès » aura introduit de nouvelles normes, et parce que « ces nouvelles normes permettront d’évaluer comme excellent ce qui hier était considéré comme exécrable ».

Mais revenons à Gaston Berger et à son thème de prédilection, à savoir, l’anthropologie prospective.

Trois principes auront souvent tendance à guider le décisionnaire dans sa préparation des décisions : l’usage du précédent, de l’analogie et de l’extrapolation.

Le précédent repose « sur un accord tacite, auquel la société ne peut se dérober sans se déjuger« .

L’analogie repose sur l’utilisation des ressemblances. L’extrapolation revient à prétendre deviner à partir de l’expression numérique de certains phénomènes la loi de leur développement.

Le recours à ce trois attitudes même s’il peut être parfois utile, invite à renoncer à la pensée analytique indépendante.

« Tout se répète, tout se ressemble, tout continue » est le leitmotiv du paresseux, du hérisson que décrit fort bien Isaiah Berlin.

L’analyse scientifique indépendante, elle, « ignore l’histoire et ne conclut pas l’avenir du passé ».

Aujourd’hui, nous dit Gaston Berger, les « moyens qu’employaient la nature pour rétablir l’équilibre ne nous paraissent plus moralement concevables. A l’impitoyable loi naturelle, nous entendons substituer une loi plus humaine. »

« Dans jeu qu’il nous faut jouer aujourd’hui, les règles se modifient sans cesse, tandis que les pièces changent de nature et de propriétés au cours d’une même partie. »

« On fait des efforts désespérés pour accroitre la puissance du moteur qui nous entraine, mais on néglige de régler les phares et l’on ne veut pas faire les frais d’un essuie glace. »

En matière de gouvernance, les managers, les chefs ont le nez dans le guidon et le plus souvent l’élaboration de la vision prospective de l’entreprise est une fonction résiduelle exercée accessoirement pour ceux qui font fonctionner chaque jour l’organisation.

Bref, « on fait réparer la gare par ceux qui assurent la marche des trains » nous dit Gaston Berger.

A partir de ce constat, ce grand penseur nous informe sur ce que devrait être l’anthropologie prospective. Voici ses mots, rien que ses mots :

« Faire travailler ensemble un philosophe, un psychologue, un sociologue, un économiste, un pédagogue, un ou plusieurs ingénieurs, un médecin, un statisticien, un démographe…« 

Procéder à l’analyse de l’intention des acteurs :

« Mettre en évidence les intentions profondes et souvent inconscientes qui animent les individus et les sociétés, que les faits manifestement sans les constituer. »

Il précise : « Chacun se prémunira contre les risques de prendre les résultats pour les causes et ses propres préférences pour des prévalences objectives. »

« La propective porte sur des existences et non sur la loi abstraite de certaines essences.« 

L’un de ses grands axes méthodologiques est le suivant :

La prospective « s’intéressera à ce qui se produirait si tel facteur était le seul à jouer pour mieux déduire ce qui se produirait dans un monde où il est associé avec d’autres facteurs dont on a également cherché à connaitre les conséquences. »

Il s’agira ensuite à partir de cette méthode de choisir des mondes possibles pour en faire des scénarios à l’intérieur desquels on placera des évènements, des changements d’états, des processus et des parties prenantes.

J’ajouterai au propos de Gaston Berger que le perfectionnement de l’esprit qui diffère grandement de la simple amélioration de la condition humaine chère aux apprentis penseurs franc maçons, qui parfois entrave le but premier, devrait être au centre de toute vision prospective.

Aujourd’hui cet idéal de perfectionnement semble juste avoir été abandonné.

Les départements de sciences sociales soutenus par des gouvernements voyant dans les chercheurs en sciences sociales, des scientifiques capables de leur fournir des techniques d’ingénierie sociale aptes à mieux contrôler et orienter le corps social, ont imposé leur paradigme, celui d’une société qui écrase et passe devant l’individu, relégué au rang d’un être déterminé socialement, hypersocialisée.

La société, l’objet de la sociologie, le choix du paradigme holistique, c’est-à-dire de l’examen du tout au détriment de ses parties, ont fait de la société une fin en soi.

Or « un homme civilisé ne confond pas les fins et les moyens. Il ne sacrifie pas les fins pour l’amour des moyens»[3] déclarait le grand penseur soudanais Mahmoud Mohammed Taha, exécuté en 1985 pour avoir demandé l’abolition de la charia.

« En ce début du XXIe siècle, les dirigeants des nations commettent cette même erreur.

Au lieu de voir dans la société l’instrument du perfectionnement de l’esprit humain, ils considèrent le corps social comme une fin en soi, sans se préoccuper de l’impératif de conservation de l’intégrité cognitive de notre espèce.

L’idée que la finalité de toute civilisation devrait être de conduire l’être humain vers des degrés toujours plus élevés de liberté est pratiquement considérée comme une hérésie par les partisans du contrôle social.

Dans la continuité des sacrifices humains qui étaient pratiqués dans le but d’apaiser les Dieux, le sacrifice de la liberté individuelle au profit de la société, est considéré comme le résultat d’un choix rationnel, alors qu’il ne peut y avoir de perfectionnement de l’esprit humain sans accroissement continu de la liberté cognitive individuelle.

Ainsi, la recherche du maintien de l’ordre social et de la paix sociale, l’adhésion aveugle aux théories postmodernes fait désormais passer l’épanouissement de notre espèce au second rang et contribue à générer un affaissement cognitif général des populations. »[4]


[1] Georg W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, Pocket 2012

[2] Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, Éditions du Seuil.

[3] Mahmoud Mohammed Taha, The second message of Islam, Syracuse University Press.

[4] Jean-François Le Drian, Activismes, VA Editions 2023