On entend souvent dans les médias et dans les conversations que le niveau scolaire français baisse. Selon divers classements internationaux, il ne s’agit pas d’une opinion, mais d’un fait. Même si les causes de ce phénomène sont multifactorielles, l’attachement aveugle au dogme constructiviste, qui sévit depuis les années 60 dans l’Éducation nationale, n’est pas étranger à cet état de choses.
Ce dogme, qui a colonisé l’esprit de la plupart des formateurs de l’Éducation nationale, avec ses représentations biaisées entachées de dogmatisme militant, en infusant le corps enseignant, a porté des coups douloureux au développement intellectuel de nos enfants.
Afin d’étayer notre propos, nous exploiterons l’article de Janine Reichstadt [1], dont nous avons reproduit en substance de nombreux passages.
À titre de prérequis, il convient de dire quelques mots sur le constructivisme et sur les théories dites « constructivistes ».
Commençons donc par le début, c’est-à-dire par la philosophie de l’esprit (*Philosophy of Mind*), cette discipline qui s’intéresse notamment à la représentation de l’extérieur de soi, c’est-à-dire du monde réel dans lequel nous évoluons, et au rapport entre le corps et l’esprit.
Signalons les deux postures principales de l’être humain face au réel. La première est qualifiée de réalisme naïf ou enfantin. Elle consiste à considérer qu’il y aurait une identité, un isomorphisme, entre le monde réel et la représentation que le cerveau est capable de produire.
L’esprit aurait ainsi un accès direct au réel, au monde tel qu’il est, aux choses qui le composent, telles qu’elles seraient réellement. Disqualifiée depuis longtemps, cette vision demeure toutefois assez répandue.
Les neurosciences et la philosophie de l’esprit nous apprennent que nous ne percevons, ou plutôt ne reconstruisons, qu’une partie du réel. Par exemple, nous ne voyons pas ou n’entendons pas ce que la chauve-souris peut voir ou entendre. L’image que notre esprit fabrique et contemple n’est pas le reflet de l’objet que nous observons, mais une reconstruction produite par le lobe occipital et le néocortex selon un processus de type « top-down », de haut en bas.
En d’autres termes, la représentation du monde qui s’offre à nous n’est pas le monde réel, mais ce que notre appareil cognitif nous permet d’en extraire à travers une représentation de la réalité que construit notre cerveau.
Pour le philosophe Thomas Metzinger [2], notre cerveau est un simulateur de réalité, capable de construire une représentation fonctionnelle de cette réalité, permettant à l’être humain d’y évoluer au mieux. Le constructivisme est donc à la base de nos représentations.
Une autre manière d’aborder le constructivisme est celle de Piaget, le grand logicien et spécialiste du développement de l’enfant. Ses travaux s’appuient notamment sur deux concepts clés, l’assimilation et l’accommodation, dont nous avons déjà parlé. Ainsi, l’enfant, comme l’adulte, construit le réel au moyen des briques cognitives dont il dispose.
Sans ces briques, les connexions sont limitées.
L’apprentissage des langues est un bon exemple. Que le lecteur écoute et répète cent fois la prononciation d’un mot, et il pourra l’identifier lorsque son image acoustique se présentera dans une conversation.
Sans schèmes préexistants, l’assimilation de nouveaux objets externes n’est pas possible. C’est pourquoi apprendre une langue, c’est incorporer une multitude de schèmes lexicaux de sorte qu’un discours prononcé dans une langue étrangère ne soit plus perçu comme un amas de sons insignifiants, mais comme une production sonore porteuse de sens.
Malheureusement, pour les pédagogues dogmatiques, le remplissage du cerveau d’un enfant par un professeur – cerveau considéré comme un réceptacle qui devrait conserver sa virginité – est une abomination.
Afin que l’enseignant ne soit pas tenté de déverser ses propres idées dans les cerveaux des enfants, ceux-ci devraient absolument construire eux-mêmes leur savoir en interagissant avec leur environnement.
L’erreur épistémologique des pédagogues de l’éducation fut d’interpréter téléologiquement les travaux de Piaget et de disqualifier un peu trop rapidement les théories dites instructionnistes, en considérant le terme « instruction » comme un gros mot, au lieu d’y voir une application de la théorie de Piaget, à savoir l’injection de nouveaux schèmes mentaux, de nouvelles briques cognitives, permettant justement à l’enfant d’enrichir le jeu des combinaisons et d’augmenter ses possibilités de construction du réel.
L’exemple de la pratique de l’apprentissage par cœur des gammes démontre qu’une phase instructionniste de formation est nécessaire pour pouvoir ensuite faire preuve de créativité dans l’improvisation.
Or, selon la doxa constructiviste qui n’a cessé d’infuser dans l’Éducation nationale française, « l’enseignant doit être un médiateur, et non pas quelqu’un dont le rôle est fondamentalement d’enseigner, c’est-à-dire de permettre aux élèves de comprendre, de s’approprier des connaissances clairement identifiées. »
L’enseignant, ainsi réduit au rôle de médiateur, « doit éviter d’exposer les savoirs de manière trop magistrale ou de montrer des procédures, un peu comme si les explications du professeur étaient suspectées de gêner les apprentissages de l’élève. »
Ainsi, selon la doxa, l’enfant doit construire lui-même son apprentissage et son propre savoir. À six, sept ou huit ans, il doit déjà s’efforcer « d’autonomiser son savoir ».
En matière de lecture, la méthode dite « traditionnelle », qui comportait la reproduction de modèles, l’incorporation de nouveaux schèmes, la répétition, la reconnaissance perceptive, le déchiffrage, la lecture à haute voix, la mémorisation, la reproduction, la transmission du code permettant le déchiffrage, fut longtemps disqualifiée du fait d’une idéologie selon laquelle les professeurs ne devaient surtout pas conditionner la pensée des enfants, ni les endoctriner, en remplissant leurs charmants cerveaux avec leurs propres idiosyncrasies.
Évidemment, une telle posture pourrait faire rire, puisqu’aujourd’hui, c’est bien l’inverse que l’on pratique avec l’introduction des théories normatives du genre à l’école primaire. Selon la stricte doxa constructiviste, il ne faut surtout pas donner les codes de lecture aux élèves, qui doivent chercher eux-mêmes la façon dont ce code s’organise, « retrouver sa construction par comparaisons, rapprochements, recoupements, hypothèses sémantiques… ».
L’enfant est chargé de reconstruire lui-même le principe alphabétique qui fonde l’écrit. Les enfants devraient donc construire eux-mêmes leurs apprentissages et se voir refuser la fourniture explicite et progressive des clés du code de la lecture, car cela entraverait l’accès à la maîtrise de la lecture.
Selon la doxa militante, entre « des méthodes d’apprentissage où l’enfant est chercheur et celle où l’enfant est dressé, le choix idéologique est limpide : lui refuser dès le plus jeune âge de penser, lui ôter le désir de questionner, de comprendre, lui imposer une obéissance passive en l’enfermant d’abord dans des exercices répétitifs et mimétiques… » serait criminel. Le problème, c’est que pour construire, il faut disposer de matériaux de construction, et comme le démontre l’apprentissage de la langue, permettre à l’enfant de construire nécessite d’injecter en permanence dans son cerveau ces matériaux, précisément de nouveaux schèmes lexicaux, logiques, de pensée…
Pour certains docteurs ès sciences de l’éducation, la méthode syllabique était vue comme « une entreprise de dressage, de formatage, d’apprentissage d’automatismes délétères empêchant l’élève de penser. »
Selon Jacques Bernardin, docteur en sciences de l’éducation, il faudrait « libérer l’enfant de la matérialité des mots » pour que le lecteur puisse plus facilement gérer les processus de compréhension. Une évidence.
Mais pour que le processus de compréhension puisse émerger, il faut justement de la répétition, l’apprentissage des gammes. « Entre les premiers signes sumériens et le phénicien, il aura fallu environ vingt-deux siècles pour que soit mis au point le principe alphabétique, décollant de façon radicale signifiant et signifié. »… « Rien d’étonnant à ce que cette rupture entre signifiant (l’image acoustique du signifié) et signifié s’avère être un problème conceptuel redoutable pour l’apprenti lecteur », déclare ce pédagogue professionnel, selon lequel il faut absolument « arracher » le signifiant du signifié pour accéder à l’arbitraire du signe.
Cet ensemble de propositions est un exemple d’un système de postulats incohérent qui se contredit dans ses propres termes.
D’un côté, il ne faut surtout pas fournir à l’enfant les codes d’apprentissage et, de l’autre, il est affirmé qu’il a fallu vingt-deux siècles pour que soit « mis au point le principe alphabétique ».
Ainsi, il est demandé à l’enfant de reproduire en à peine un an ce que l’humanité a réalisé en vingt-deux siècles. Nous parlions plus haut de la philosophie des sciences et des problèmes de cohérence. Cet exemple démontre qu’aujourd’hui, la philosophie des sciences devrait pouvoir infuser dans toutes les disciplines qui prétendent à la scientificité.
Vraisemblablement, cet auteur ne lit pas le chinois. L’usage d’idéogrammes, voire de pictogrammes, ne pourrait que le rebuter. Selon ses conceptions, l’enfant chinois serait martyrisé, car malheureusement enfermé dans l’idéogramme (le signifiant) qui demeure en quelque sorte arrimé au signifié. Les développements qui précèdent corroborent l’idée que nous n’avons pas affaire à une doctrine cohérente, pensée, réfléchie, mais à une doxa teintée d’un vernis rationalisant, voulant se donner l’apparence d’une théorie scientifique.
Heureusement, depuis le début des années 2000, sentant le vent tourner et réalisant le désastre provoqué par le dogme constructiviste, les « pédagogues » commencent à infléchir leurs conceptions, pour ne pas dire retourner leurs vestes.
En effet, ces anciens partisans du dogme constructiviste, qui ne peuvent plus ignorer les études qui font apparaître une forte prépondérance de « l’effet maître » sur la réussite des élèves, ont introduit le retour en grâce de « l’enseignement explicite », et ce, malgré le fait que ce type d’enseignement appartienne à la famille pédagogique honnie, qualifiée de courant « instructionniste », véritable repoussoir pour les salafistes de la doxa.
Aussi, afin d’entamer un virage pédagogique en toute discrétion, ceux qui autrefois condamnaient l’hérésie « instructionniste » infléchissent subrepticement leur discours.
La notion d’explication, naguère détestée, « appartiendrait désormais tout autant au champ du constructivisme qu’à celui de l’enseignement explicite » [3].
Pour parfaire cette partie, examinons la « pensée » qu’un doctorant en sciences de l’éducation nous livrait en 2006 [4]. Cet auteur, fervent de Bachelard et de Piaget, mais qui ne semble pas avoir compris la portée de leurs théories, regrette que « le caractère transmissif perdure dans la tête des enseignants », considérant ainsi que la transmission du savoir par les enseignants serait une autre hérésie. Dans la foulée, ce partisan de la doxa déplore un constructivisme « tronqué ».
À titre d’illustration, il examine une séquence d’enseignement d’un professeur qu’il décrit comme divisée en deux temps : « Le premier (temps) correspond à celui de l’éveil, où effectivement tout se passe comme si une activité constructive était en place. L’enfant confronte ses sens à la question élaborée par l’enseignant », au passage, on remarquera l’imprécision linguistique de l’auteur qui parle de confrontation des sens et non de l’intellect.
« Le second temps répond à des impératifs normatifs » et notamment « au savoir établi qu’il faut délivrer ». L’auteur déplore que ce second temps devienne une « leçon de choses » qui ne serait que la parole de l’école, voire du maître, et qui se « substituerait » à ce que l’auteur considère comme le sommet de la pédagogie : « une construction individuelle de chaque apprenant qui rompt avec ses représentations antérieures et les chantres du sens commun ».
Le sens commun serait donc l’écueil qu’il faudrait absolument éviter, et l’intégrisme constructiviste serait la solution. Cet auteur conclut en critiquant les méthodes d’apprentissage qui, selon lui, auraient perverti « le constructivisme bachelardien » et commente ainsi la séquence précédemment décrite : « Le respect de la normalité institutionnelle est exhibé par ce même enseignant comme garantie des apprentissages.
Si l’invitation constructiviste initie la mise en place des pratiques, il apparaît, dans cette recherche, que les idées bachelardiennes y sont perverties. » Cette conclusion est certes édifiante, mais surtout inquiétante. Ce « pédagogue », qui prétend connaître quelque chose en matière d’éducation, ne parle que de constructivisme sans en comprendre le sens profond.
Du constructivisme, il en est sorti une représentation biaisée, entachée d’une téléologie militante et dogmatique. Contrairement à ce que les pédagogues de l’Éducation nationale concluaient implicitement, un cerveau vide ne construit pas grand-chose.
Il est donc nécessaire d’y injecter de la substance, des schèmes de pensée par la répétition, l’imitation, la reproduction de modèles. Multiplier les grilles d’analyse, multiplier ses schèmes de pensée, multiplier les logiciels et non pas se focaliser sur un seul, c’est se donner la possibilité d’enrichir sa perception du réel. Injecter chaque jour des schèmes de pensée dans l’esprit des enfants n’est pas criminel. Au contraire, c’est la fonction de l’enseignement.
Abandonner des enfants de six, sept, huit, neuf ans à la construction de leur propre savoir en pleine autonomie est évidemment une absurdité. Finalement, les méthodes auxquelles font référence ces partisans de la doxa constructiviste ne devraient s’appliquer à l’école primaire qu’à la marge et surtout pas dans le cadre de l’apprentissage de la lecture.
La revue de ces courants de pensée dogmatiques révèle le manque de culture et l’absence de curiosité intellectuelle des partisans de la doxa. Ces derniers ne peuvent que se réjouir de l’immunité en matière de critique que leur procure le concept de fragmentation du savoir, promu par Jean-François Lyotard, et la disqualification injustifiée de la philosophie des sciences.
À ce stade, nous ne pouvons nous empêcher d’exposer quelques solutions simples. Tout d’abord, il faut rétablir l’enseignement traditionnel en primaire, voire au collège. En primaire, il faut mobiliser une armée de répétiteurs pour faire répéter, mémoriser les gammes aux enfants.
« Neurons that fire together wire together », les neurones qui s’activent ensemble se relient, nous rappellent les neurosciences.
En d’autres termes, il faut injecter des schèmes de pensée dans le cerveau de nos enfants, non pas pour les conditionner ou imposer des choix sociétaux ou des représentations, mais pour multiplier les briques cognitives, les possibilités de combinaison, de réarrangement, permettant à l’élève d’extraire le maximum de substance du réel, source d’information potentielle dont l’extraction requiert la préexistence d’une multitude de schèmes de pensée.
Rappelons que, sans langage d’observation, les faits n’existent pas et que la théorie crée le langage d’observation. De même, il faut enrichir le vocabulaire pour permettre l’expression la plus libre de la pensée et générer la créativité dont nous manquons cruellement. Mais pour cela, des schèmes lexicaux, des schèmes de pensée, des modèles doivent être injectés dans l’esprit de nos enfants. Le jeune enfant n’est pas en mesure de se voir confier le « job » et la responsabilité d’incorporer lui-même les milliers de schèmes de pensée qui lui permettront, à l’âge adulte, de dépasser les déterminismes sociaux.
Le professeur des écoles a un rôle à jouer. Médiateur seulement à la marge, il doit transmettre le savoir, instruire et expliquer. Quant à la formation de l’esprit critique, elle est essentielle, mais pas en primaire.
C’est la raison pour laquelle les théories normatives militantes n’ont pas leur place dans les écoles.
Références :
[1] Janine Reichstadt, *Critique de l’idéal constructiviste dans l’enseignement de la lecture (GRDS), 13/05/2015.
[2] Thomas Metzinger, The Science of the Mind and the Myth of the Self – The Ego Tunnel, Basic Books (27 juillet 2010).
[3] Pierre Cieutat et Sylvain Connac, Constructivisme ou enseignement explicite ?, Cahiers pédagogiques (3/05/2017).
[4] Philippe Bonnette, Le constructivisme à l’école primaire peut-il être bachelardien ?, Recherches en éducation, 2006, politiques éducatives : acteurs et institutions.